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rue des voleurs mathias enardPrésentation de l’éditeurC’est un jeune Marocain de Tanger, un garçon sans histoire, un musulman passable, juste trop avide de liberté et d’épanouissement, dans une société peu libertaire. Au lycée, il a appris quelques bribes d’espagnol, assez de français pour se gaver de Série Noire. Il attend l’âge adulte en lorgnant les seins de sa cousine Meryem. C’est avec elle qu’il va “fauter”, une fois et une seule. On les surprend : les coups pleuvent, le voici à la rue, sans foi ni loi. Commence alors une dérive qui l’amènera à servir les textes – et les morts – de manières inattendues, à confronter ses cauchemars au réel, à tutoyer l’amour et les projets d’exil. Dans Rue des Voleurs, roman à vif et sur le vif, l’auteur de Zone retrouve son territoire hypersensible à l’heure du Printemps arabe et des révoltes indignées. Tandis que la Méditerranée s’embrase, l’Europe vacille. Il faut toute la jeunesse, toute la naïveté, toute l’énergie du jeune Tangérois pour traverser sans rebrousser chemin le champ de bataille. Parcours d’un combattant sans cause, Rue des Voleurs est porté par le rêve d’improbables apaisements, dans un avenir d’avance confisqué, qu’éclairent pourtant la compagnie des livres, l’amour de l’écrit et l’affirmation d’un humanisme arabe.

Éditions Actes Sud – 252 pages

Depuis le 25 août 2012 en librairie.

Archive du blog Gwordia

Ma note : 3,75 / 5

Broché : 21,50 euros

Poche : 8,70 euros

Ebook : 8,49 euros

Prix Liste Goncourt / Le choix de l’Orient 2012, Prix Roman-News 2013 et Prix de l’Académie littéraire de Bretagne et des Pays de la Loire 2013, Rue des voleurs de Mathias Enard, par ailleurs Goncourt des lycéens 2010 pour Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, est une réussite en demi-teinte.

Portrait du jeune héros maghrébin Lakhdar loin des clichés occidentaux, cette destinée du personnage principal sort des sentiers battus, des destins tracés d’avance. Lakhdar, candide mais intelligent et déterminé, se remémore les deux dernières années de son existence. Comme tout jeune homme de son âge, il veut vivre, aimer mais surtout être libre et aspire à rejoindre cet El Dorado fantasmé par l’Afrique du Nord ou noire : l’Europe. Affranchi de tout et malgré quelques errances et dérives (délinquance, incursion chez les islamistes…), il opère ses choix de vie au gré de sa pensée émancipée par les livres et l’on suit ses pérégrinations idéologiques et amoureuses à travers les contrées marocaines, tunisiennes et espagnoles. Le tout au fil d’une actualité qui a défrayé la chronique – Révolution de jasmin, printemps arabe, tuerie de Mohammed Mera, attentat de Marrakech, révoltes égyptienne et syrienne, crise européenne par le prisme de l’Espagne…

Mais. Si Mathias Enard, spécialiste de la culture arabe et espagnole vivant à Barcelone, insuffle de la force à son récit grâce à des références pointues à la langue arabe, au Coran ou aux grandes figures de la culture maghrébine (explorateurs, poètes…), d’autres pans de son roman sont moins appréciables. L’omniprésence des références à l’actualité font de ce livre une sorte de roman du vingt heures un peu récité. Si l’on ajoute à cela que l’on peine à croire au personnage trop parfait, l’on ne peut s’empêcher de trouver l’ensemble un brin invraisemblable.

Quoiqu’il en soit, le tout est relevé par un style remarquable oscillant entre langage cru et envolées lyriques, fait de longues phrases qui déferlent sans s’arrêter comme la vie qui emporte. La part belle faite à l’amour des livres trouver forcément écho chez le lecteur fervent. Et même si Mathias Enard pèche par une vision trop idéalisée du point de vue oriental, sa dénonciation de la bien-pensance occidentale sonne juste, de la religion, de l’uniformisation des idées, de l’ignorance programmée, de l’inertie, etc. Malgré un regard désenchanté et une vision de la violence inexorable, il transmet au lecteur son étincelle d’espoir, son envie d’une humanité persistante.

Censé bousculer par sa violence et son désir d’humanité, ce roman laisse aussi indifférent qu’on l’est malheureusement devant sa télévision. Malgré tout, cette épopée ambitieuse sur la condition humaine et la fatalité du destin qui ballote chaque existence reste un régal d’écriture.

Extraits :

Mais quand on est jeune il faut voir des choses, amasser de l’expérience, des idées, s’ouvrir l’esprit.

Joseph Conrad, Au coeur des ténèbres

Les hommes sont des chiens, ils se frottent les uns aux autres dans la misère, ils se roulent dans la crasse sans pouvoir en sortir, se lèchent le poil et le sexe à longueur de journée, allongés dans la poussière prêts à tout pour le bout de barbaque ou l’os pourri qu’on voudra bien leur lancer, et moi tout comme eux, je suis un être humain, donc un détritus vicieux esclaves de ses instincts, un chien, un chien qui mord quand il a peur et cherche les caresses. Je vois clair dans mon enfance, dans ma vie de chiot à Tanger ; dans mes errances de jeune clébard, dans mes gémissements de chien battu ; je comprends mon affolement auprès des femelles, que je prenais pour de l’amour, et je comprends surtout l’absence de maître, qui fait que nous errons tous à sa recherche dans le noir en nous reniflant les uns les autres, perdus, sans but.

Libraire, ça consistait à recevoir les cartons de livres, à les ouvrir, à retirer les plastiques, à les mettre en piles sur les étagères et, une fois par semaine, le vendredi, à installer une table à la sortie de la mosquée pour les vendre.

D’après ce que m’expliquait le Cheikh Nouredine, l’idée était d’obtenir le plus possible d’élections libres et démocratiques pour prendre le pouvoir et ensuite, de l’intérieur, par la force conjointe du législatif et de la rue, islamiser les constitutions et les lois.

(…) il faut partir, il faut partir, les ports nous brûlent le coeur.

(…) il était temps d’être un homme, d’avancer vers elle comme un homme et de l’embrasser sur la bouche puisque c’était cela dont j’avais envie, cela dont je rêvais, et si nous ne faisons pas d’effort vers nos rêves ils disparaissent, il n’y a que l’espoir ou le désespoir qui changent le monde, en proportion égale, ceux qui s’immolent par le feu à Sidi Bouzid, ceux qui vont prendre des gnons et des balles place Tahrir et ceux qui osent rouler une pelle dans la rue à une étudiante espagnole, évidemment ça n’a rien à voir mais pour moi, dans ce silence, ce moment perdu entre deux mondes, il me fallait autant de courage pour embrasser Judit que pour gueuler Kadhafi ! Enculé ! devant une jeep de militaires libyens ou hurler Vive la république du Maroc ! seul au beau milieu du Makhzen à Rabat (…).

La vie est une machine à arracher l’être ; elle nous dépouille, depuis l’enfance, pour nous repeupler en nous plongeant dans un bain de contacts, de voix, de messages qui nous modifient à l’infini, nous sommes en mouvement ; un cliché instantané ne donne qu’un portrait vide, (…).

(…) ce paradis du Maroc moderne où en théorie aucune femme ne saigne à mort ni ne se suicide jamais ni même ne souffre jamais sous les coups d’aucun mâle car Dieu la famille et les traditions veillent sur elles et rien ne peut les atteindre, si elles sont décentes, si seulement elles étaient décentes, (…).

On ne se souvient jamais tout à fait, jamais vraiment ; on reconstruit, avec le temps, les souvenirs dans la mémoire et je suis si loin, à présent, de celui que j’étais à l’époque qu’il m’est impossible de retrouver exactement la force des sensations, la violence des émotions ; (…).

(…) ; elle me racontait l’histoire unique du texte du Pain nu : publié d’abord en traduction, interdit au Maroc en arabe pendant près de vingt ans. Il n’était pas difficile d’imaginer pourquoi : la misère, le sexe et la drogue, voilà qui ne devait pas être au goût des censeurs de l’époque. L’avantage, c’est qu’aujourd’hui les livres ont si peu de poids, sont si peu vendus, si peu lus que ce n’est même plus la peine de les interdire.

Je n’étais pas Sindbad, ça c’était certain. Malgré le calme de la mer, les mouvements du bateau me provoquaient une sensation étrange, comme si j’avais fumé trop de joints – pas vraiment malade, mais pas tout à fait en forme non plus.

(…) les Africains préféraient les Canaries parce que l’archipel était plus difficile à surveiller. Comme tous ces nègres et ces bougnoules traînant dans les rues sans rien à faire n’étaient pas bon pour le tourisme, le gouvernement canarien les envoyait se faire pendre ailleurs par avion, sur le continent, à ses frais (…).

(…) ; il vivait dans l’écran, et dans l’écran, il y avait des scènes terribles – de vieilles photos de supplices chinois, où des hommes saignaient, attachés à des poteaux, la poitrine découpée, les membres amputées par des bourreaux aux longs couteaux ; des décapitations afghanes et bosniaques ; des lapidations, des éventrations, des défenestrations et d’innombrables reportages de guerre – après tout la fiction était bien mieux filmée, bien plus réaliste que le documentaire ou les clichés du début du siècle et je me demandais pourquoi, dans ses images, Cruz cherchait surtout la mention « réel » ; il voulait la vérité, mais quelle différence cela pouvait-il bien faire (…) qu’y cherchait-il, une réponse à ses questions, aux questions auxquelles les macchabées ne répondaient pas, une interrogation sur le moment de la mort, sur l’instant du passage, peut-être – ou tout simplement peut-être avait-il été avalé par l’image, les corps lui avaient fait quitter le réel et il fouissait la réalité cybernétique pour y retrouver, en vain, quelque chose de la vie.

Les villes s’apprivoisent, ou plutôt elles nous apprivoisent ; elles nous apprennent à bien nous tenir, elles nous font perdre, petit à petit, notre gangue d’étranger ; elles nous arrachent notre écorce de plouc, nous fondent en elles, nous modèlent à leur image – très vite, nous abandonnons notre démarche, nous ne regardons plus en l’air, nous n’hésitons plus en entrant dans une station de métro, nous avons le rythme adéquat, nous avançons à la bonne cadence, et qu’on soit marocain, pakistanais, anglais, allemand, français, andalou, catalan ou philippin, finalement Barcelone, Londres ou Paris nous dressent comme des chiens.

Ces salauds de Français ne m’ont pas filé un sandwich, tu m’entends ? Pas même un sandwich ! Ah elle est belle la démocratie ! Impossible de trouver du boulot, on errait toute la journée, à Stalingrad à Belleville à République, on était prêts à accepter n’importe quel job pour survivre. Rien, rien à faire, personne ne t’aide, là-bas, surtout pas les Arabes, ils pensent qu’ils sont déjà trop nombreux, qu’un pauvre bougnoule de plus c’est mauvais pour tout le monde. La Révolution tunisienne, ils trouvent ça très beau de loin, ils disent mais justement, maintenant que vous avez fait la Révolution, restez-y, dans votre paradis de jasmin plein d’Islamistes et ne venez pas nous emmerder, avec vos bouches inutiles.

(…) ; il n’y a rien à comprendre dans la violence, celle des animaux, fous dans la peur, dans la haine, dans la bêtise aveugle qui pousse un type de mon âge à poser froidement le canon d’un flingue sur la temps d’une fillette de huit ans dans une école, à changer d’arme quand la première s’enraye, avec le calme que cela suppose, le calme et la détermination, et à faire feu pour s’attirer le respect de quelques rats de grottes afghanes. Je me suis souvenus des paroles de Cheikh Nouredine, provoquer l’affrontement, déclencher des représailles, qui souffleraient sur les braises du monde, lanceraient les chiens les uns contres les autres, journalistes et écrivains en tête, qui se précipitaient pour comprendre et expliquer comme s’il y avait quelque chose de réellement intéressant dans les méandres paranoïaques des méninges si réduites de cette raclure dont même Al-Qaida n’a pas voulu.

Il y avait quelque chose que je ne comprenais pas : l’Europe admettait-elle qu’elle n’avait pas les moyens de son développement, que ce n’était qu’un leurre, qu’en fait l’Espagne était un pays d’Afrique comme les autres et tout ce que nous voyions, les autoroutes, les ponts, les tours, les hôpitaux, les écoles, les crèches, n’était qu’un mirage acheté à crédit qui menaçait d’être repris par les créanciers ? Tout disparaîtrait, brûlerait, serait avalé par les marchés, la corruption et les manifestants ?

La vie consume tout – les livres nous accompagnent, comme mes polars à deux sous, ces prolétaires de la littérature, compagnons de route, dans la révolte ou la résignation, dans la foi ou l’abandon.

Un grand merci aux Éditions Actes Sud pour m’avoir offert l’opportunité de découvrir ce livre en avant-première.

7 réflexions sur “Rue des voleurs de Mathias Enard

  1. J’ai beaucoup aimé ce livre, lu à sa sortie; il ne m’a pas laissée indifférente, j’ai accroché aux personnages, j’ai trouvé l’écriture superbe. Peut-être que ce qui se passe depuis ici et là rend la chose banale, tient ce texte à distance,peut-être est-il perçu autrement, il est de 2012…Enfin pour moi, un très beau livre et pas d’indifférence.

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    • Je me suis posé la question en relisant ma chronique et mon doute se confirme avec ton commentaire. Ma formulation était maladroite. Ce n’est pas le roman qui laisse indifférent mais sa volonté de faire réagir. Je n’arrive pas vraiment à le formuler correctement… Mais je suis d’accord sur la beauté de l’écriture. Mine de rien, je lui mets quand même 15 /20 !
      Je l’avais lu comme toi à sa sortie. C’est une des archives que je rapatrie de mon ancien blog. Je me demande effectivement la sensation qu’il peut laisser, lu depuis aujourd’hui…

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  2. Pingback: Ce vain combat que tu livres au monde de Fouad Laroui | Adepte du livre

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